De Dun-da-Nöz à Porterel-Roc

Publié le par Atebasha

Une pluie drue et glacée battait le pays depuis plusieurs semaines. Le sol s’était mué en un bourbier impraticable, et dans les campagnes étrangement désertes et silencieuses, les récoltes pourrissaient sur pied. Le cheval progressait au pas, empêtré dans le marécage lourd d’une route de terre battue. Son cavalier affichait un air aussi maussade que le temps, tête baissée sous les trombes d’eau que déversaient les nues opaques de juillet. Le manteau dans lequel il était drapé ne pouvait plus le protéger ni du froid, ni de la pluie ni même du vent vu son état extrême de décrépitude. On pouvait lire une grande lassitude dans son regard. Il était cassé, éreinté par ce temps, cette humidité qui vous détrempait jusqu’aux os, vous frigorifiait jusqu’à la moelle. Sa jument, qui arborait sans doute une robe soignée jadis, se trouvait aussi boueuse que le sentier, l’échine courbée et le souffle court.

 

  Il était temps d’arrêter là les frais. Le cavalier balaya la campagne environnante du regard. Une plate contrée s’étendait à ses pieds, à perte de vue, bien que l’horizon fût trop noyé dans le brouillard pour qu’il puisse percevoir la limite entre ciel et terre. A une lieue ou moins vers l’ouest, il distingua une petite bâtisse qui semblait avoir poussé là comme un champignon. Sa cheminée crachotait un ruban de fumée et cela décida le voyageur à cingler dans cette direction, abandonnant la route pour couper à travers champs.

 

  Un peu plus tard, il démontait, et tenant la jument par la bride frappait à la porte, un épais battant de bois et de fer noir. Un moment passa sans que personne ne vienne ouvrir. Le cavalier recula de quelques pas pour embrasser la demeure du regard.

 Se dressait là un bâtiment en pierre, massif et très simple, surmonté d’un toit peu pentu d’ardoises noires. A part la porte, les murs étaient percés d’une petite fenêtre et d’un œil de bœuf. Sans doute la propriété de quelque terrien de la région.

  Perdant plus ou moins patience, il frappa à nouveau, à grand coup de pied cette fois-ci.

 

  « - Ouvrez ! Je ne suis qu’un voyageur qui a faim et froid.

  Il entendit enfin un peu de raffut à l’intérieur, des pieds qu’on traîne, des chaises qu’on tire et quelques paroles échangées. La porte finit par s’ouvrir sur un homme d’aspect assez repoussant, tant par ses vêtements élimés que par sa barbe de trois jours et son visage rougeaud mal dégrossi. Passé le premier instant de surprise, le cavalier songea en son for intérieur qu’il ne devait guère être plus avenant et tendit la main pour le saluer. Main dont l’homme rubicond ne s'embarassa pas. Il le scruta un instant, bien qu’il ne puisse pas voir grand-chose : l’étranger était capuchonné, le visage à moitié masqué par un col haut. Il s’effaça pour le laisser entrer.

  - Je ne voudrais pas abuser mais je préfèrerais ne pas laisser ma monture dehors par ce temps…

  - Ah ! L’temps ! L’a tout pourri, les récoltes, la santé...Sale temps de chien…

 

  Sur cette dernière phrase, le paysan cracha, et sortant, mena le cheval et le cavalier à l’arrière de la bâtisse, sous un auvent qui servait à entreposer des ballots de paille. Il attacha la bride à un poteau, puis entraîna son hôte à l’intérieur par une petite porte de planches disjointes.

  Ils pénétrèrent dans une pièce sombre et basse de plafond, dont la douce chaleur invitait immédiatement à s’installer, surtout après quelques semaines de chevauchée sous la pluie. Le mobilier se résumait en tout et pour tout à une imposante table de ferme en bois, deux bancs et une large paillasse dans un coin. La cheminée diffusait une lumière rougeoyante mais le feu n’y brûlait ni bien vif ni bien haut. L’odeur dégagée par le combustible ne trompait pas : de la tourbe. Un tout petit bout de femme remuait la tambouille d’une marmite en fonte posée dans l’âtre.

 

  - R’garde qu’est-ce qu’j’t’amène Mémère ! Une sorte de freluquet tout seul dehors avec son canasson, par c’temps…

  "Mémère" leva ses yeux pochés vers le voyageur et sa petite voix fluette et chevrotante s’éleva :

  - L’est pas bien épais hein ? Mangera pas trop c’est bien. C’quoi son nom ?

  - Freluquet, ça m’ira très bien. Qui remercierai-je pour cette hospitalité qui vient à point nommé ?

  - Moi c’est Gontran et v’la ma mère. On n’aime pas trop les étrangers dans le coin. On a eu des problèmes avec des gens de vot’ acabit.

  - De mon « acabit » ?

  - C’pas humain d’aller courir par monts et par vaux par c’temps…Ca cache qu’chose. Y’a deux semaines, des gens pas bien qu’sont venus. Voulaient s’cacher, z’étaient chassés par les autorités. On n’a pas ouvert, s’sont faits descendre sur le chemin. Des voleurs et des meurtriers qu’z’étaient, on nous a dit.

  - Vous pouvez être rassurés sur ce point, je ne suis ni un voleur ni un assassin. Et je compte bien payer ma pitance et mon lit.

 

A cette perspective, tous les soupçons semblèrent s’évanouir de l’œil du paysan. La vieille sortit la marmite du feu et remplit trois écuelles. Le voyageur huma la mixture pour tenter de l’identifier. En la goûtant, il opta pour une purée de fayot agrémentée de navet et d’oignon. Considérant qu’il venait de passer deux jours sans manger et quinze autres à la viande séchée, il s’estima heureux. Et puis ça n’était pas si mauvais. Un peu étouffe chrétien mais ça tenait au ventre. Il avait abaissé son col pour manger, mais son capuchon maintenait plus ou moins son visage dans l’ombre. La vieille lui jetait des oeillades à la dérobée, une question lui brûlait la langue, pour sur.

 

  - Et si z’êtes pas un fugitif, qu’est-ce vous faites à vagabonder par ici avec c’te pluie ?

  - Je me rends quelque part.

  - C’pas vraiment une explication, hein, entre nous.

  - Je vais au-delà des frontières de ce pays, pour rejoindre certaines personnes qui sont de ma famille.

  L’homme et sa mère échangèrent un regard méfiant.

  - Au-delà des frontières vous dites ? C’pas un peu interdit de sortir du pays ?

  - J’ai…une autorisation spéciale. C’est pour un décès, vous comprenez. Mon vieux père. C’est bien normal que j’aille lui rendre hommage.

  Et les deux d’hôcher la tête à qui mieux mieux.

 

  - S’fait tard, on va s’coucher. J’m’en vas vous montrer où qu’vous dormirez.

  Gontran se leva et au fond de la pièce, il désigna une échelle qui menait au grenier à foin.

  - S’rez bien là-haut. Y’a des rats qu’font leur nid, mais tant qu’ça mord pas, c’pas bien méchant.

  La vieille éclata d’un rire tremblotant :

  - L’est guère plus gros qu’les rats, le freluquet. »

 

  Le voyageur prit congé et escalada l’échelle brinquebalante. Il se roula en boule dans le foin et dormit bientôt à poings fermés, comme l’aurait fait n’importe quelle bestiole en mal de gîte depuis une demi-lune.

 

*

 

  La lumière pâlotte de l’aube filtrait au travers des interstices du plancher. Une rumeur sourde - des cliquetis et des éclats de voix - tira le voyageur du sommeil qu’il avait eu lourd. Il se dressa vivement sur son séant et rampa dans le foin jusqu’à la petite ouverture qui donnait sur la cour de la maison. Cinq cavaliers en armes se tenaient là, Gontran et la vieille s’efforçaient de répondre à leurs invectives. Il crut reconnaitre le cuir clouté noir des armées de Nëror de ce côté du pays et se tordit le cou pour apercevoir un blason. L’écu frappé de la vouivre argent sur champ de gueules dissipa ses doutes quant à leur allégeance. Son sang ne fit qu’un tour. Il rassembla les effets qu’il avait mis de côté pour la nuit (en tout et pour tout une dague, une poche de laine et une ceinture de cuir) et sauta au bas de l’échelle.

  Il fila par la petite porte qui donnait sur l’arrière, jetant quelques pièces d’argent sur la table au passage. Dehors, il délia la jument, l’enfourcha d’un bond et talonna vers l’ouest, sans se retourner.

 

 

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